sur la scène du Old Matey, une soirée d'automne.
Une bonne âme cette petite dame. À m'héberger chez elle, ayant eu pitié de moi qui passait mes journées dans son petit café-bar. Elle est comme ma mère de substitution, même plutôt ma jeune grand-mère disons. Ce soir, histoire de ne pas trop vivre à son chevet, je me produis -encore- dans son bar. Histoire de gagner quelques pièces, voyez. Je maîtrise guitare sèche et harmonica comme je le peux. Ayant toujours mon harmonica dans la poche, je suis plutôt bien entraînée. Les gens passent, m'adressent un regard inconscient, entendent ou pour certains écoutent ma musique, la mélodie que je leur offre. Parfois, quand j'en ai l'envie, je pousse un brin de chansonnette. Disons que ma voix n'est pas la plus belle du monde, j'ai même une voix assez rauque. Mais je trouve que sur certaines musiques de ma composition, elle s'accorde bien avec la mélodie. Les paroles, elles, viennent toutes seules, inventées quelques secondes auparavant dans mon esprit. Voilà à quoi je passe mes soirées. Me concentrant une minute sur les cordes de ma guitare, je relève la tête vers les petites tables en bois où tous sont accoudés, discutant, buvant, riant, s'engueulant, écoutant. Et là je le vois. Mon coeur rate un battement. Impossible. Mes doigts ne m'obéissent plus et la mélodie à laquelle étaient habitués les clients s'arrête. Tous les regards se dirigent vers moi histoire de comprendre la raison de cette interruption de fond musical. Mes doigts tremblent, mes mains ensuite. Je le fixe. Il ne me voit pas le regarder avec insistance et c'est sûrement mieux comme ça. Il tourne le regard vers une autre direction dans la pièce et je remarque un détail sur son visage qui n'est pas le sien. Mes épaules se relâchent, je lâche un soupir, ayant retenu ma respiration pendant tout ce temps de doute. Ce n'est pas lui. Mais ça l'était presque. Regardant alors l'assemblée, je m'empresse de faire jouer mes doigts à nouveau, honteuse. Mes pensées virevoltent et foutent le bordel dans ma tête, c'est juste le chaos total. J'ai envie de pleurer. Je termine ma chanson et me rue vers l'arrière-boutique, pleurant toutes les larmes de mon corps. Je pleure parce que durant l'espace d'un instant, j'y ai cru.
en rue à la tombée de la nuit, quelques jours plus tôt.
Je m'en branle de toi mec. Alors arrête ton petit discours sur mes prétendus beaux yeux, pourquoi pas la douceur de mon cuir chevelu, aussi, hein tant qu'on y est. Déjà, tu me fous un coup dans l'estomac sans regarder où tu vas, mais en plus, au lieu de t'excuser simplement et de passer ton chemin, tu me retiens, et, franchement, tu me fais chier. Oui, il venait de me heurter alors que je traversais la rue, ce type. Bon d'accord, il fait sombre, c'est la tombée de la nuit, mais j'suis pas d'humeur à faire joujou ou à faire mes yeux de biche, qui ne sont plus apparus depuis longtemps d'ailleurs. Ou alors, il l'a fait exprès, ce con, pour pouvoir m'accoster. Oh de toute façon, j'en ai comme qui dirait rien à foutre. Je le regarde, s'excusant, vantant la couleur et la profondeur de mes yeux. Je tire une inspiration de tabac, le regardant, ma main sur la hanche, blasée. Je me masse délicatement le ventre, en grimaçant légèrement, petite chose fragile que je suis. L'air froid de la tombée de la nuit entre sous mon t-shirt et me fait frissonner. Ne t'avise même pas de t'approcher avec l'excuse du « je vais te réchauffer » ou je te mets une droite, mon vieux. Voilà qu'il me sort une autre vaste blague, mon sourire l'envoûterait. Bien sûr. Il en a d'autres des comme ça ? Mon numéro de portable, maintenant. Non mais il rêve les yeux grands ouverts. « J'ai pas de portable » je souffle, mon regard éteint le regardant sans intérêt. Ce n'était pas tout à fait vrai, à vrai dire je me coltine un genre de brique qui se décharge toutes les heures, un gentil cadeau de récupération fait par la gentille madame qui m'hébergeait. Je ne l'allumais pour ainsi dire jamais. Il continue pour autant, absolument pas découragé, à me faire des avances. « J'couche pas au premier soir » je lâche, imperturbable, regardant les branches des arbres longeant la rue danser au gré du vent, derrière sa tête de benêt. J'espérais que, comme tout mâle en manque, il prenne ses jambes à son cou, puisque indéniablement c'était normalement cela qu'il recherchait: de quoi se vider les couilles. J'hausse les épaules en le regardant, voulant dire « oui mon vieux, je suis un cas désespéré, dommage pour toi » mais visiblement ça ne le décourage pas. Je soupire, fortement. Il le sait, il le comprend très bien qu'il me gave. Une voiture s'avance alors dans la rue. En grande comédienne que je suis, j'ouvre les yeux comme des soucoupes, ouvre ma bouche jusque par terre. « Attention » je m'écrie en lui désignant la voiture arrivant du doigt, comme si elle allait lui foncer dessus ou quelque chose du genre. Juste le temps pour moi de m'éclipser. Là, au moins, il aura compris. Je suis insaisissable mon pote.