« Jeunesse et adolescence ne sont qu'abus et ignorance. » (François Villon)

Luz, quinze ans, soupire une nouvelle fois, les yeux fixés sur l’évier. Comment est-ce qu’elle s’est encore retrouvée de corvée de vaisselle ? Bonne question. Il est censé y avoir un roulement et pourtant c’est toujours, toujours, elle qui finit par le faire. Nara est bien trop occupée avec ses cours d’études supérieures pour s’abaisser à une telle activité, Manuel n’est jamais là sauf à l’heure du repas, et les jumeaux se débrouillent toujours pour disparaître au moment opportun et réapparaître comme une fleur dès qu’ils se sentent hors de danger. Elle en a un peu marre à la fin. Mais elle ne peut pas se plaindre, parce que Nara ne daigne pas la regarder, Manuel est toujours aux abonnés absents et surtout, parce qu’elle sait bien que dès qu’elle aura fini, les jumeaux viendront et planteront chacun un baiser sur sa joue. Ils se feront ensuite des messes basses, pendant que ses parents garderont leurs yeux fixés sur le vieux poste de télévision, assis dans le canapé un peu troué. Son père aura passé un bras autour des épaules de sa mère, comme pour lui dire je suis là, ne t’en fais pas, c’est dur parfois, mais on s’en sortira. Elle aura un petit sourire, les embrassera rapidement et ira se coucher. Elle lira un peu, parce qu’elle aime bien lire des histoires, et puis elle éteindra sa lumière, et elle attendra. Bientôt ses parents se coucheront, et les jumeaux se glisseront dans sa chambre. Ils lui souriront et ils l’aideront à passer par la fenêtre. Ils iront retrouver leurs amis, et ils l’emmèneront avec eux, parce qu’au fond, elle est un peu leur mascotte. Ils riront, ils s’amuseront. Les jumeaux boiront peut-être un peu, mais pas elle, parce qu’elle est plus petite, qu’elle est raisonnable, et qu’ils ne veulent pas qu’elle boive – du moins, tant qu’ils sont encore assez lucides pour ne pas tenter de lui faire goûter tous leurs mélanges abjects. Ils feront un effort pour rentrer assez tôt, parce qu’il y a école demain et il ne faut pas qu’elle se couche trop tard. Parce que même s’ils se moquent un peu d’elle, s’ils lui laissent faire la vaisselle à chaque fois, ils veillent sur elle. Alors oui, peut-être qu’elle est encore en train de faire la vaisselle, que leur appartement est trop petit pour sept, qu’ils sont loin de vivre dans le luxe, et que les fins de mois sont très difficiles, mais c’est son foyer. Et puis, au fond, elle n’a pas à se plaindre parce qu’elle n’est pas si mal lotie, et qu’elle les aime, tous, sa famille.