« Je vivrai sans que mon cœur batte, sans avoir de cœur. » (Réjean Ducharme)

Svern est un peu comme un fantôme déambulant qu'on trouve souvent sur les docks, peut-être bien en train de rêver au loin à ce qu'aurait été sa vie dans sa Norvège natale. Chaque palpitation de son cœur trop faible se fait ressentir comme une déchirure au fond de sa poitrine. Une malformation, sans trop savoir laquelle, l’essouffle au moindre effort et lui a donné un corps maigre et filiforme, comme celui d'une jeune femme. Vivre sans avoir un cœur qui bat. Vivre sans cœur. C'était tout ce dont il avait jamais rêvé. Chaque sentiment éprouvé, cette sensation étrange qui le faisait souffrir, le rythme accéléré de la peur, l'adrénaline, l'amour qui lui arrachaient des petits gémissements. Cependant, il n'y avait jamais les palpitements de l'excitation. Asexué à cause d'un cœur trop faible, incapable de battre assez vite pour stimuler un corps en entier. Ou peut-être bien à cause de la mort précoce de sa mère, la disparition de la figure maternelle et le père sale et saoule balayant tous les balbutiements œdipiens chez l'enfant. Petit et faible, incapable de s'enfuir face à la menace, sans parents potables, le norvégien a très vite appris à mettre les sentiments de côté en traînant dans la rue au lieu d'être à la maison, préférant être le petit toutou des bandes plutôt que le raté invisible rasant les murs, tremblant de peur d'être remarqué. L'école, ce n'était pas vraiment fait pour lui, trop peu habitué à la discipline parentale, Svern avait un gros problème avec l'autorité de ses professeurs. Plus souvent à l'école buissonnière qu'au collège, il a appris a connaître chaque recoin de Brooklyn, à apprivoiser ce quartier qui l'avait tant fait souffert, à reconnaître chaque poubelle dans laquelle on l'avait jeté afin de la brûler. On avait appris à connaître le petit fantôme norvégien pour sa discrétion et sa droiture, ou peut-être bien sa froideur : à défaut d'être bavard, la grande brindille respectait toujours ses engagements. De la revente pour les petits dealers à ses quatorze ans, il quitte l'école à seize ans quand on lui présente de plus en plus de pointure, mais surtout quand on allonge de l'argent sur sa table. Le blond serait prêt à tout pour de l'argent car pour lui, c'est belle et bien la clé du bonheur, à défaut de savoir s'en servir. Devenir heureux ? Pour lui, c'est très simple, il suffirait d'avoir assez d'argent pour retourner en Norvège, son pays natale qu'il idéalise, où il trouverait un nouveau cœur avant de finir ses jours lentement, comme à son habitude, au milieu de la neige. Pour sûr, son départ ne se remarquerait pas dans la rue, les camés à qui il vend de la drogue sont trop défoncés pour se souvenir de lui, à part son surnom et les prostituées sont de toutes façons aussi trop défoncées pour aligner deux mots cohérents. Et les gens qui n'ont pas besoin de lui ne le remarque tout simplement pas, préférant laissant passer cette fille trop maigre dans un souffle plutôt que d'y jeter un regard. Cependant, à chaque fois qu'il réussit à mettre un peu d'argent de côté, il dépense tout pour rénover sa vieille voiture, qu'il n'a jamais réussi à faire démarrer. Peut-être que, finalement, Svern avait appris à aimer Brooklyn et son histoire bancale.