Les cheveux dans les yeux, t'enfiles ce qui te sert de soutient-gorge quand on rentre dans ta loge. Tu dis oui par automatisme, de toute façon tes seins ils les connaissent déjà tous. Grand, brun, fort, la quarantaine, de bon goût s'il n'avait pas les dents mal rangées. Bluma, (t'as déjà dit oui) je veux que lulu soit plus. Il marque une pose mais tu connais déjà la suite. Entre temps tu viens d'agraffer le bout de tissus que tu tenais dans tes mains. Plus provocante, plus aguicheuse, plus excitante. Plus rentable. (plus salope) Si c'est pas le cas après ce soir, t'es virée. Et cette fois-ci tu dis pas oui, t'attends, t'attends qu'il parte enfin en t'annonçant l'invité du soir.
Tu déshabilles Lulu, tu prends la plus courte jupe de l'armoire à costumes et tu mets rien ni dessous ni dessus, des chaussures trop hautes pour toi, d'un rouge assortit à celui de tes lèvres; c'est vulgaire, c'est "plus". Tu rabats tes cheveux en avant puis en arrière, tu vas même jusqu'à passer leurs pointes sous un filet d'eau, tu mets tellement de mascara que tes yeux en pleurent. Tu termines Lulu avec rien qu'un peu de parfum, et tu attends que Lulu te dise ce qu'elle en pense. Lulu aime fumer mais Bluma déteste, ça te fait tousser mais tu laisses faire, Lulu dit que fumer rajoute un plus et en te regardant dans ton miroir, le visage perdu dans la fumée, tu ne peux qu'accepter. Lorsque Lulu en a fini de sa quatrième roulée (Lulu ne gagne pas bien sa vie), vous partez main dans la main à la rencontre du client de ce soir. On est vendredi et c'est ton tour.
Tu connais les tables par coeur, il y a les habitués, chemises ouvertes avec leur préférée entre les cuisses, et les petits nouveaux, intimidés, qui regardent sans rien dire. Tu les laisses vagabonder entre tes collègues et leurs mains sur tes fesses les feraient presque rougir, Lulu se penche pour prendre en otage les lèvres du dernier, puis tu continues. On est vendredi et c'est ton tour, maintenant tu vois son dos, il a trop bu, dans les fauteuils tu devines sa silhouette et tu remontes ta jupe encore un peu. Tu chantes sans trop y croire et t'oublies vite tes paroles, tu es presque à sa hauteur, accueillie par les sifflements de ses voisins de gauche. Profitant de l'appui de ses épaules, tu poses ton derrière sur ses jambes tendues, tu cambres, tu cambres.. Mon dieu Bluma.

L'incohérente douleur. On hurle ton nom, on hurle tes cheveux, ton corps, l'absence de vêtements, la perte d'identité exacerbée par ton surnom mielleux. Qui suis-je ? Je ne suis rien qui soit pour toi, je suis l'entre deux. Sans être l'une ni l'autre. Je ne suis qui puisse être, je suis l'arrière monde, la face cachée des apparences voir l'au-delà qui ne soit pas paradis. Je ne suis pas, j'essaye d'être tant bien que mal sous l'avatar de ma célébrité. J'ai perdu famille et amis, mais comment les retenir quand on est sois-même perdu. Et soudain, tu es là. Devant moi, tes yeux pour les miens, tes cheveux identiques à ceux qui caressent mes hanches, tes points serrés, et quelques gouttes de désarroi sur tes tempes d'assoiffé. J'ai cru que tu les tuerais tous. Pour moi, un par un, pour moi, eux, tous, les autres, pour moi. De ceux qui me regardent à ceux qui me frôlent, j'ai cru que pour moi tu ferais ça, j'ai cru sans le croire qu'alors tu m'aimais plus qu'on ne peux aimer, plus qu'on ne m'avait jamais aimée. Et j'ai pris le dégoût dans tes yeux comme un cadeau, que j'ai remercié de mes bras, tu m'as repoussée, tu m'as dis "regarde-toi", tu m'as dis "bluma" mais "bluma", pas l'autre. Bluma. Juste Bluma.
Quand tu es sortit du commissariat, j'avais déjà laissé talons et robes trop grandes pour moi dans l’armoire de ton salon, du rouge à lèvre devant la vitre de ton lavabo, mes cheveux sous ton oreiller, un peu de moi dans ta cuisine, les pages trop tournées d'un vieux livre écorné sur ta table de nuit, et mon cadavre dans un coin de ton canapé.