Vendredi soir. Jour du Chabbat, donc. Plus un chat dans les rues de Borough Park, ou bien les retardataires se pressent, peut-être parce qu’ils sentent le regard du Très-Haut sur leur nuque ou tout simplement parce que l’idée du bœuf bouilli, des croquettes au fromage et des gâteaux sucrés les fait saliver. Le silence est tombé sur ce bout de Terre Promise, et les maisons semblent- elles-mêmes vides, éteintes, pas un carré de lumière n’éclaire le pavé si ce n’est les vieux lampadaires. C’est que jour de Chabbat, la fée électricité n’est pas admise dans les demeures des croyants. Ainsi, chez Rebecca, les bougies brûlent comme de petites étoiles, éclairant la belle table dressée pour l’occasion. C'est que tous les Jung sont là – parents, épouses, maris, enfants. A Chabbat, ils se réunissent à tour de rôle, profitant du fait qu'ils soient six (plus Saffron) dans la fratrie pour recevoir ce florilège délicats de sonorités hébraïques aux boucles brunes, peau laiteuse et tenues irréprochables. Saffron observe ses neveux et nièces avec une espèce de curiosité craintive, comme s'il n'y croyait pas vraiment. Il s'attarde surtout sur Abraham, qui n'était pas né lorsqu'on l'a foutu en taule. Six ans ont passé, et Abraham a maintenant de belles boucles brunes, des cils comme ceux d'une fille, un air espiègle qui se mue en un air de sagesse séculaire dès qu'il pénètre dans la synagogue. Abraham est le fils de Rebecca et Yozef. Après deux fausses couches et deux filles, il est l'enfant béni, le préféré, l'adoré. Saffron est donc seul, assis au fond du salon. C'est comme si rien n'avait changé, comme s'il n'avait pas été absent durant six ans. Il est toujours le même gamin silencieux et recroquevillé, le petit dernier pas attendu, aux boucles rousses héritées d'une lointaine grand-mère. On l'accepte parce que la famille, c'est sacré, on y touche pas, prison ou pas prison, fidèle ou impie. Il y a son père et sa mère, qui lui jettent de temps en temps de vagues regards, comme s'il n'était plus qu'un hologramme, un souvenir. Ses frères l'ignorent – Joachim, Jonathan et Ruben, avec leurs papillotes, grands, sombres et fiers, toujours un peu effrayants. Salomé et Johanna s'occupent de leurs petits, mères louves attentives et féroces, et ont défendu aux louveteaux de l'approcher. Seule Rebecca lui prête attention. Comme toujours. Elle était la grande soeur attentive, aimante, douce. Consciente de la folie qui l'entoure, mais l'acceptant paisiblement, avec une patience de sainte. Rebecca est petite, replète, mais avec un visage doux et gracieux, auréolé de cheveux bruns relevés en chignons et cachés sous un beau foulard de soie. Elle vient s'asseoir à côté de lui et étale son parfum de rose tout autour d'elle. Saffron se tend. Tendrement, elle pose son regard doux sur lui tandis qu'Abraham vient se lover dans ses bras, fatigué par la prière et le vin qui tourne la tête des plus jeunes. Saffron était comme ça aussi, sauf que les bras de sa mère se montraient rarement accueillants. Ils restent quelques minutes assis en silence. Abraham s'endort, les autres parlent entre eux, forts, ne font plus attention à eux. « Tu m'as jamais parlé de la prison. » Les lèvres de Saffron se pincent. T'es jamais venue, rétorque-t-il en pensée. La famille est sacrée, mais il y a des limites, pas vrai ? Il ravale sa rancoeur. La prison. Y a pas grand-chose à dire. Arrivé à vingt ans, il a continué d'y être le minable qu'il était à l'extérieur, vivotant de petits trafics, trouvant refuge auprès des autres Juifs – c'est là bas qu'il s'est fait tatouer son étoile de David, pas par conviction mais pour marquer son appartenance, plutôt, comme un talisman de protection, taillant une pipe ou deux quand il le fallait – mais bizarrement, malgré sa jeunesse, on l'évitait, peut-être parce qu'il était si maigre qu'à sa seule vue, les autres en débandaient. C'était l'enfer sur terre, la violence, le combat, les mâtons qui vous auraient enfoncé la trique dans le cul sans hésitation, et le bruit, le bruit en permanence. Le bruit qui l'aurait rendu fou, s'il n'avait pas réussi à l'oublier, au fil du temps. Six ans, c'est long. Mais pas plus pénible que de retourner à la liberté et de découvrir qu'on n'a rien laissé et qu'il faut tout reconstruire. Alors Saffron desserre les dents, pour la première fois de la soirée et lâcha de son habituelle voix rauque, comme si parler était à chaque fois un effort. « Y a pas grand-chose à dire, t'sais. »

Et c'est tout.