Distribuer ces morceaux de papier, c’est d’la merde. Appeler à la mobilisation contre une pièce de théâtre injurieuse pour la religion catholique c’est bien joli, mais ça n’va rien changer. Ce n’est pas ça qui va améliorer le sort de ces gens que t’essaies d’aider, de ces familles qui dorment dans la rue, de ces enfants égarés sur la voie de la délinquance, de ces populations victimes de discriminations quotidiennes. Pourtant, t’es là à tendre le bras comme un bon petit soldat, parce que tu sais que c’est qu’on attend de toi, et qu’il faut savoir faire des sacrifices. Alors t’ignores les regards réprobateurs et les remarques désobligeantes de ces connards qui te méprisent, qui t‘arrachent le prospectus des mains pour se torcher l’cul avec avant de l’balancer dans la poubelle. T’as fait un putain d’chemin, parce que tu t’contentes de regarder ces gosses en secouant la tête, soupirant dans la brume matinale. Cinq ans auparavant, tu les aurais coursés avec une lame entre les mains pour les saigner comme des poulets dans un abattoir Halal. « Eh mec, tu sais que t'as pas trop l'allure d'un homme d'Eglise. Tu t'foutrais pas un peu de nous là ? » Celui-là, t’as du mal à l’ignorer, parce que tu l’connais bien. C’est une ombre de ton passé, un p’tit con qui a plongé avec toi. Moins longtemps, mais pour les mêmes raisons, pour cette putain de poudre blanche. « J’suis pas un homme d’Eglise, seulement un serviteur de Dieu. » T'as une soutane, une chasuble, une chape ? Non. Un sourire titille le coin d’ses lèvres, et t'as la nette impression qu’il s’fout d'ta gueule. « Tu crois que tu s’ras meilleur catholique que musulman ? » Il a raison de douter, y’a tellement de choses que t’as mal faites pour servir Allah. Vendre de la drogue à des pauvres gosses dont certains sont probablement morts à force de s’injecter ta merde recoupée dix fois dans les narines ; insulter le premier crétin qui osait te défier, toi qui te prenais pour un grand ponte du quartier parce que t’avais une gueule plus grande que les autres ; cracher sur des pauvres flics qui faisaient juste leur boulot ; goûter les lèvres de ce garçon qui te scrute désormais avec orgueil. T’es presque convaincu que malgré tout ça, ta famille aurait préféré que tu sortes de taule avec les mêmes défauts, mais aussi la même religion. Ils auraient pu accepter que tu finisses ta vie la bave au coin des lèvres, une seringue dans l’bras et une conscience aussi lourde qu’une pierre tombale. Mais ça, ça c’est trop insultant, trop offensant. Ça leur déchire le cœur et l’âme, c’est un péché pire que l’adultère, le meurtre, l’homosexualité. Se convertir, c’est tous les abandonner. T’as eu beau leur expliquer que la famille transcende toutes ces conneries, tu vois bien qu’ils te regardent de travers, et que le murmure de ton nom provoque des soupirs et des grimaces, des manifestations de honte et de désespoir. T’as vu ta mère pleurer, ton père se murer dans le silence, ton frère hurler en citant le Coran, ta sœur t’implorer. Même lui, ce mec qui a péché avec toi, te regarde de haut parce qu’il fait toujours partie de cette famille plus grande qui unit les membres d’une communauté par un lien intangible que t’as sauvagement arraché. Ses doigts effleurent ta mâchoire et tu frissonnes sous cette vile caresse. Une bouffée d’chaleur t’envahit comme une bonne femme assaillie par la ménopause, tu tournes la tête –juste un peu- comme pour en quémander davantage et tu t’perds dans son regard qui reflète tes propres désirs. Cette soif de lui, ces pulsations qui t’assourdissent, ce corps qui brûle, cette respiration qui devient bruyante. Tu sais qu’il cherche à te prouver que ton choix est une connerie, que c’est pas en trouvant un autre Dieu que tu vas acheter ta place au paradis. Que c’est trop profondément ancré en toi pour que tu puisses prétendre mériter le pardon. Que t’es un pécheur par nature et qu’ça te collera à la peau toute ta vie. Et tu te détestes d’être submergé par le démon, de convoiter l’interdit, de laisser cette faiblesse te rendre fou. Comment une simple main, une putain d’main, peut t’faire autant d’effet ? Pourtant tu sais que tu vaux mieux, tu sais que t’as une chance si tu travailles assez, si tu pries assez, si t’y crois assez. Tu dois leur prouver à tous que t’es capable de servir Dieu sans l’décevoir. Tu chasses les doigts pernicieux à contre cœur d’un revers de main, collant ton papier sur la poitrine de leur propriétaire. « Tu peux encore t'en sortir tu sais, suffit d'le vouloir. » J'dis ça comme si moi j'avais réussi, comme si j'étais parfaitement irréprochable alors que j'lutte quotidiennement. Et j'me tire, en espérant qu'il n'a pas vu cet égarement polluer mon regard.